"Un piège à loup grossier": pourquoi Eumetsat a lâché Ariane 6 pour SpaceX



A moins de deux semaines du premier vol d’Ariane 6, l’opérateur des satellites météo européens Eumetsat a choisi de lâcher Ariane 6 pour SpaceX concernant le lancement de son satellite MTG-S1. Trahison ou décision rationnelle ?

A moins de deux semaines du premier vol d’Ariane 6, l’opérateur des satellites météo européens Eumetsat a choisi de lâcher Ariane 6 pour SpaceX concernant le lancement de son satellite MTG-S1. Trahison ou décision rationnelle ? Le patron du Cnes Philippe Baptiste dénonce une « naïveté sans nom », et évoque un piège tendu par SpaceX.

C’est l’un de ces psychodrames dont l’Europe spatiale a le secret. Comme révélé par Le Monde, l’agence européenne de satellites météorologiques Eumetsat a décidé, jeudi 27 juin, de confier à SpaceX le lancement d’un de ses satellites, MTG-S1, qui devait être lancé par Ariane 6 en 2025. La décision, annoncée à moins de deux semaines du premier vol d’Ariane 6, a provoqué de sacré remous dans le petit cénacle du spatial européen. « C’est difficile à comprendre, alors qu’Ariane 6 est en bonne voie pour son vol inaugural le 9juillet », regrettait le patron de l’Agence spatiale européenne (ESA), Josef Aschbacher, sur X samedi 29 juin.

Surprising decision by @eumetsat to launch with SpaceX Falcon 9 instead of Ariane 6, not waiting for the inaugural flight before making their launch service decision. It's difficult to understand, especially as Ariane 6 is well on track for its9 July inaugural flight, with all…
https://t.co/Hg4jDXWQfp

— Josef Aschbacher (@AschbacherJosef) June 29, 2024

Pourquoi ce revirement subit ? L’agence européenne, composée de 30 Etats membres, n’a quasiment donné aucun détail sur les raisons de son choix. «Cette décision a été motivée par des circonstances exceptionnelles, indiquait juste le directeur général Phil Evans dans un communiqué publié le 28 mai. Cela ne compromet pas notre politique générale de soutien des partenaires européens. » Eumetsat n’évoquait pas non plus clairement le sort des trois autres satellites que doit lancer Ariane 6, le contrat de départ évoquant quatre lancements.

Une explication technique ?

Certains spécialistes avancent une explication purement technique. Pour lancer MTG-S1, expliquent-ils, Eumetsat visait une Ariane 64, la version la plus puissante d’Ariane 6, dotée de quatre étages à poudre latéraux, contre deux sur Ariane 62.

L’organisation européenne aurait dénoncé son contrat suite à l’incapacité de l’industrie à fournir une Ariane 64 à l’horizon prévu (2025), l’essentiel de ces Ariane 6 surpuissantes étant réservées aux lancements pour la constellation Kuiper d’Amazon. Certes, la version Ariane 62 suffisait à mettre le satellite sur orbite, mais elle l’obligeait à atteindre son orbite finale avec son propre moteur, ce qui aurait réduit sa durée de vie en orbite.

Un piège de SpaceX  ?

Pourquoi, dès lors, Eumetsat a-t-il lâché Ariane 6 ? Le patron du Cnes évoque une autre hypothèse : une « espèce de piège à loup grossier » tendu par SpaceX, et dans lequel se serait jeté Eumetsat sans trop réfléchir. « Je n’ai aucun doute sur le fait que SpaceX ait fait une bonne offre, et qu’il a mis une deadline quelques jours avant le premier vol d’Ariane 6, assène-t-il. A un moment, il faut quand même dire qu’on est d’une naïveté sans nom ! » Interrogé sur l’hypothèse d’un « piège » de SpaceX, une autre figure du spatial juge le scénario plausible. « Mais ce genre de chantage ne se négocie que si on le souhaite », assure-t-elle.

Le timing de l’annonce, 13 jours avant le premier vol d’Ariane 6, interpelle également les spécialistes. « Ils voulaient lâcher Ariane, et ne voulaient pas prendre le risque que le premier vol d’Ariane 6 soit un succès, ce qui aurait rendu la décision encore plus difficile à assumer », avance un dirigeant européen.

Ce choix désespère Philippe Baptiste. Certes, reconnaît le président du Cnes, il est « plus risqué aujourd’hui de monter sur Ariane 6 que sur Falcon 9 ». Mais le choix d’un lanceur, argue-t-il, n’est « pas seulement une équation économique, c’est aussi une question de politique européenne, industrielle et de souveraineté ». « Ce sont les mêmes Etats qui financent le développement d’Ariane 6, qui disent publiquement "préférence européenne" pour les lanceurs, et qui votent pour avoir un lancement sur SpaceX », s’agace Philippe Baptiste.
Interrogé le 1er juillet lors d’une rencontre avec l’Association des journalistes professionnels de l’aéronautique et de l’espace (AJPAE), Philippe Baptiste, président du Cnes, l’agence spatiale française, assure ne pas croire un instant à cette explication. Oui, la proposition initiale était basée sur une Ariane 64, mais Eumetsat avait bien validé le passage sur Ariane 62, indique-t-il. « La performance était là, ça permettait de lancer le satellite. »

Une source proche du dossier confirme que la durée de vie du satellite, avec un lancement par Ariane 62, était « conforme aux engagements contractuels ». Elle assure même qu’il était très bénéfique pour Eumetsat : l’opérateur pouvait ainsi bénéficier d’un lancement dédié, c’est-à-dire être le seul passager du vol. Un statut plus confortable que celui offert par Ariane 64, une version plus puissante mais qui réalise des lancements doubles, et nécessite donc de trouver un autre satellite passager. Cette contrainte peut générer des retards quand le « colocataire » n’est pas prêt, un cas qui n’est pas rare.

« Il y a un truc qui ne tourne pas rond »

L’interrogation de lancer sur SpaceX pouvait se comprendre quand l’Europe n’avait plus de lanceur opérationnel à proposer, comme ces dernières années. Mais alors qu’Ariane 6 va entrer en service avec quatre ans de retard, l’Europe ne peut pas faire l’économie d’une véritable préférence européenne sur les lancements de satellites institutionnels, estime le dirigeant. « Il y a un truc qui ne tourne pas rond, assure le patron du Cnes. Il faut que, à un moment, la Commission prenne la main pour qu’on ait une règle du jeu qui soit extrêmement claire sur le sujet : en gros, à partir du moment où il y a de l’argent public sur un satellite européen, il est lancé sur un lanceur européen. Que ce soit Ariane 6, que ce soit Vega, que ce soit Maia (projet de mini-lanceur français), Isar ou RFA (start-up de lancements allemandes), peu importe, c’est très bien. »

Problème : mise en (ultra)-minorité lors du vote au conseil d’Eumetsat, la France semble être bien seule sur cette ligne de souveraineté européenne. Ce n’est pas la première fois.


Source : Challenges