ArianeGroup au cœur d'un très risqué bras de fer européen



ArianeGroup change de dirigeant mais évolue sur un terrain miné, coincé par une gouvernance trop complexe. Dans un univers de plus en plus concurrentiel, la fusée Ariane risque de perdre son statut d'objet totem de l'Europe spatiale.


Privée d'accès à l'espace, l'Europe spatiale, bousculée, semble avoir perdu son cap. La nouvelle version de son lanceur historique Ariane accumule trois ans et demi de retard et ne devrait pas voler avant l'année prochaine. Sa roue de secours, la fusée russe Soyouz, a définitivement quitté Kourou. Et son petit lanceur Vega a raté son dernier vol et ne reviendra pas sur le devant de la scène avant 2024.
L'Europe est donc quasiment privée d'accès autonome à l'espace. Cette année, il lui reste à lancer deux Ariane 5 et deux versions anciennes de Vega, soit quatre tirs pour envoyer ses satellites dans l'espace. Et ce au moment où la demande de lancements de satellites explose, avec le développement de nouvelles constellations.
Un conseil d'administration se tient ce lundi chez ArianeGroup, au cours duquel devrait être officialisé un changement de direction avec l'arrivée de Martin Sion, ancien dirigeant de Safran Electronics & Defense, en remplacement de l'actuel directeur exécutif, André-Hubert Roussel.
Il sera prié d'apporter un regard neuf sur un secteur en plein bouleversement, alors qu'ArianeGroup - qui réalise 40 % de son activité pour la défense (fabrication du missile de dissuasion nucléaire M51) et 60 % pour la fusée Ariane - a déjà perdu quelque 800 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2022.

Des visions irréconciliables

L'espace est une science difficile et ce n'est qu'un mauvais moment à passer, temporisent certains acteurs du spatial européen, quand d'autres soulignent que c'est au contraire le signal d'un nécessaire changement de stratégie. Pendant des décennies, l'Europe spatiale s'est en effet construite autour de la fusée Ariane, ciment de la coopération et principal projet de l'Agence spatiale européenne (ESA).
Depuis quelques années, la fusée au contraire divise et ses retards enveniment une situation explosive. Le développement du marché des satellites aiguise les appétits et l'insolente réussite de l'américain SpaceX provoque des tensions entre Européens. L'Allemagne estime que le transport spatial entre désormais dans l'ère de la compétition privée ; l'Italie veut développer et commercialiser seule son petit lanceur Vega qu'elle estime bien placé sur le marché du futur ; et la France, premier contributeur financier du lanceur lourd, tente de sauver le soldat Ariane.

Accords politiques infructueux

On ne compte plus les déclarations politiques sur la nécessité d'un accès souverain de l'Europe à l'espace. Ni les accords infructueux. Le dernier compromis noué en 2021 entre les ministres français et allemand de l'Economie, Bruno Le Maire et Peter Altmaier, est resté lettre morte. Il était purement politique, sans logique de compétitivité.
L'usine de Vernon en France devait envoyer à l'Allemagne la fabrication de son moteur Vinci en échange du soutien financier allemand au programme Ariane 6, tandis que l'Italie devait transférer à Vernon la fabrication de turbopompes. L'Italie n'ayant pas suivi ces consignes, le transfert du moteur Vinci n'a pas démarré.
Lors de la conférence ministérielle de l'ESA en novembre 2022, Bruno Le Maire et ses homologues allemand Robert Habeck et italien Adolfo Urso ont signé un nouvel accord, qui ne résout rien. Ils réaffirment le principe de la préférence européenne pour l'envoi de satellites, la nécessité de financer Ariane 6 et Vega, tout en acceptant que l'Agence spatiale européenne confie des lancements aux micro et mini-lanceurs.

Les start-up bousculent l'ordre établi

De fait, l'arrivée sur le marché de nombreuses start-up désireuses de créer leur propre lanceur a bouleversé les traditionnels équilibres. Le secteur privé avance vite. Isar Aerospace vient de lever 155 millions d'euros, PLD Space en cherche autant, RFA promet un tir cette année. Le temps de l'incubation est terminé. Certaines start-up ont des plans de développement qui n'ont rien de folklorique et même si aucune n'est en mesure de rivaliser sur les gros lanceurs avec Ariane, la diminution de la taille des satellites ouvre de nouveaux espaces économiques.
Leurs projets étant crédibles, les pays y succombent. L'Espagne, jusqu'à présent peu impliquée dans les lancements spatiaux, vient ainsi de créer son agence spatiale pour développer ses propres programmes de lancement et d'observation. L'Italie a profité du plan de relance européen pour déverser des centaines de millions sur Vega et se doter d'une constellation d'observation nationale. L'Allemagne - notamment la Bavière - compte bien sur ses start-up pour revenir dans le jeu de l'accès à l'espace. Le Royaume-Uni n'est pas en reste avec une demi-douzaine de ports spatiaux… Autrefois unis, les Européens se divisent et sont tentés de faire cavalier seul.

Une concurrence inégale

Pour l'heure, il ne s'agit que de petits lanceurs, mais comme l'a noté le président de Safran, Olivier Andriès, entre la commande publique et la concurrence privée, le secteur est « au milieu du gué ». Et ArianeGroup n'a pas beaucoup de commandes publiques et n'a pas non plus les mains libres face à la concurrence. « 65 % de la valeur ajoutée est répartie chez nos partenaires partout en Europe, qui sont protégés par les règles de retour géographique de l'Agence spatiale européenne et n'ont donc aucune incitation à baisser leurs prix », a rappelé le dirigeant de Safran.
Il faut donc repenser la gouvernance du secteur. Basculer à 100 % dans un univers compétitif serait une option. Que le meilleur gagne, et survivra qui pourra. Mais l'Europe, dont le marché est bien plus étroit que celui des Etats-Unis dopé à la commande publique, risque de ne pas sortir gagnante de cette compétition face aux géants américains. Continuer à fabriquer Ariane en l'éclatant façon puzzle dans les différents pays européens, selon les subventions qu'ils versent à l'ESA, lui impose un surcoût intrinsèque de 10 à 20 % et l'empêchera à jamais de rattraper son retard par rapport à SpaceX.

Défis à tous les étages

Même les salariés d'ArianeGroup commencent à s'inquiéter. Ils n'ont plus grand-chose à produire cette année. « On a encore une année super difficile à passer mais une fois Ariane 6 achevée et qualifiée, il faudra réaliser une montée en puissance extrêmement brutale, puisque le carnet de commandes d'Ariane 6 est plein », résume un salarié.
Ce qui imposera alors d'entrer dans une logique industrielle de production, avec un important travail sur la qualité, le flux, les stocks, etc. Ce qui impose des décisions rapides et le soutien de tous les sous-traitants, quelle que soit leur nationalité !
« On a besoin de devenir une société industrielle avec un vrai chef et de ne pas dépendre de conférences ministérielles qui se tiennent tous les trois ans, dans un monde où tout s'accélère », résume le même salarié. Si les dirigeants politiques ne parviennent pas à s'entendre, c'est aux industriels de prendre le relais. Une réorganisation du capital d'ArianeGroup pour faire monter plus largement les partenaires à bord, à commencer par les Italiens, pourrait être une option. Mais Safran et Airbus, qui sont actionnaires d'ArianeGroup, n'investiront pas massivement s'ils n'obtiennent pas un engagement fort d'une Europe aujourd'hui très divisée.


Sources : LES ECHOS